Nous sommes parti de St-Florent (Corse) au début octobre 1979, dans l'après-midi, pour rejoindre le continent. La météo n'annonçait rien de particulier. Sous un
ciel gris, nous avons envoyé le grand spi (tribord amure). Le vent forcit ensuite légèrement en refusant. Nous affalons le spi et envoyons le génois (pas
d'enrouleur, 1979 !). Le vent continue à forcir, régulièrement. Nous envoyons l'inter, puis hissons le solent, prenons ensuite un ris dans celui-ci et plus plus
tard le 2ème ris dans la GV, tout cela étalé dans le temps.
Nous nous retrouvons la nuit tombée avec 3 ris et sous tourmentin. Nous naviguons grand largue, les vagues se creusent, mais restent encore raisonnables. Le vent
continue de monter. Que faire ? Angoisse du vent qui monte, qui monte. Je descends à la table à carte et je regarde nos options. Le vent est d'Est, mais nous
n'avions pas encore classé cet épisode météo dans la catégorie "Coup de vent d'Est". Si le vent monte trop, on pourra prendre la fuite, la mer est libre jusqu'à
Gibraltar ;-).
Le barreur ayant de la peine à barrer dans les vagues devenues plus importantes, je remonte dans le cockpit, m'assure et reprend la barre (à roue). Il doit être
23h00. L'anémomètre (mesure effective, pas de compensation par rapport à la vitesse du bateau) est dans les 30 nds. Nous continuons grand-largue, cap sur
Saint-Tropez. Nous marchons à au moins 10 noeuds, au maximum de la vitesse de ce 38 pieds massif.
Les vagues commencent à taper violemment le cul tribord arrière et finissent pas déferler sur le pont et dans le cockpit. Maintenant, de temps en temps, le cockpit
se remplit même complètement. Je dois barrer debout sur les banquettes.
Nous lisons la force du vent sur l'anémomètre non compensé : la pointe la plus forte est de 37 nds (ajoutez les 10 nds de vitesse relative et on arrive à une
pointe de 47 nds de vent réel). Le vent se stabilise à cette force (40-45 nds, 30-35 nds à l'anémomètre).
La nuit est noire, le bateau se comporte très bien, nous avons la bonne toile. Mon angoisse se dissipe lentement, avec la stabilisation de la force du vent et des
éléments, le vent diminue par la suite (30 nds).
Je suis le dernier vaillant. L'intérieur de bateau semble être assez terrible. Plusieurs équipiers n'ont pas réussi à garder le contenu de leur estomac ...
J'ai passé de longues heures à la barre, debout sur les banquettes du cockpit.
Vers 3h du matin, je suis relevé par mon second et je vais me coucher à l'avant. Je m'endors de suite et je ne souffre pas du mal de mer. Peut-être que les vagues
se sont calmées un peu. Vers 5h, un équipier tout excité vient me réveiller : un phare, un phare ... Je me lève tel un zombie et enfile mes cirés : grave
erreur, nous sommes encore à bien 20 M de la côte.
Nous atterrons bien et sans problème dans le Golfe de St-Tropez. Je suis grogui d'avoir si peu dormi.
Amarrage sans histoire à St-Trop dans la matinée.
Le lendemain matin, nous navigons de St-Tropez au Lavadou. La météo nous (et à d'autres) ayant annoncé une renverse en Mistral pour le lendemain. Et il nous reste
encore 2 jours de location, donc cap à l'W.
Le vent est d'Est, fort lors de la sortie du Golfe de Saint-Tropez (6 bf), puis sans souci (4-5 bf), par vagues fortes, en longeant la côte. Nous croisons un petit
voilier habitable (dans les 9 mètres) avec 4 personnes à bord. Je me rappelle que nous avons croisé un gros gros bateau passager (hôpital ?, à l'allure militaire)
à l'ouest du Golf.
Nous sommes arrivés sans encombre dans le port du Lavandou et nous nous sommes amarrés comme des grands: cul au ponton. Au milieu de la nuit, mon second me
réveille pour dire qu'ils ne peuvent pas dormir : le vent d'Est a forci à nouveau et les vagues passent par-dessus la grande digue du môle sud, traversent la route
d'accès (où 2 voitures peuvent croiser sans souci - pour donner une idée de la largeur) et remplissent le cockpit avec un immense fracas.
Nous tournons le bateau (sans trop de difficulté, mais avec plusieurs longs bouts pour nous maintenir) et pendant ce temps, une vague plus forte que les autres
arrache un ilot en maçonnerie (une borne avec eau et 220V), jaillissement d'étincelles et d'un gros éclair puis nuit noire : toutes les lumières du port
s'éteignent et à la place de l'ilot, un magnifique jet d'eau. Du jamais vu de toute ma vie de marin (1975 à aujourd'hui - 2023).
Le lendemain, force 9 d'Est sur la baie du Lavandou : le loueur insiste pour ramener lui-même le bateau un autre jour (aussi une première dans ma
vie de locataire).
Deux morts
En lisant le journal ce matin là, nous apprenons le décès de 2 personnes. De toute évidence, 2 personnes du voilier que nous avions croisé la veille. Le journal
explique qu'une grosse vague a fait brusquement gîter le bateau, qu'une des personnes a basculé par-dessus bord et que le chef de bord, seul marin vraiment
compétent, a sauté à sa suite (ils venaient de se marier).
Il semble qu'une des personnes avait un gilet, mais je ne suis plus sûr de cette information. Les 2 équipiers restants, débutants, ont, après de longs efforts,
réussi à affaler les voiles et à démarrer le moteur. Ils se sont dirigés vers les 2 personnes tombées à la mer, mais n'ont pas pu ou osé s'approcher plus
près, à cause des brisants impressionnants. Le vent et les vagues poussaient à la côte.
Puis, impuissants, ils sont partis donner l'alerte. Nous n'avons pas vu de fusées.
Un corps a été retrouvé flottant près de la côte et l'autre échoué sur la plage.
Moralité : toujours porter un gilet de sauvetage, s'attacher au bateau et y rester tant qu'il flotte. Instruire les équipiers avant le départ sur
le maniement du bateau et des moyens de secours (fusées, Sling Line (à installer dans le balcon arrière), VHF, tél. portable, ...).
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